(Oui, ce titre n’est pas très bon…)
Il y a des livres que je trouve agaçant d’aimer. Ça arrive assez peu (mal)heureusement1, mais le livre que je viens de refermer en fait partie.
La création de Prince of Persia, Carnets de bord 1985-1993, par Jordan Mechner (Third Éditions) est un très beau livre. Publié en grand format, couverture rigide à reliure collée, c’est déjà un très bel objet bibliophilique2.
La maquette est également soignée ; la mise en page est sobre et utilise un code simple, mais efficace. En caractères machine à écrire les entrées des journaux du Jordan Mechner de l’époque. Certains Soulignés en orange, certains passages et noms peuvent renvoyer à des illustrations ou photos d’époque, ou des commentaires du Jordan Mechner contemporain. Seul regret ; toutes les photos et tous les documents ont été passés en noir et blanc. Un peu triste, surtout lorsqu’il s’agit de captures d’écran.
Je parle, je cause, je tapote, mais… vous vous demandez peut-être, sans doute, qui est ce Jordan Mechner dont au sujet duquel nous causons donc, ce livre et moi ?
Jordan Mechner est le petit génie3 qui a créé seul4 le mythique jeu Prince of Persia5. Du haut de sa petite vingtaine d’années, son diplôme universitaire en poche, Jordan Mechner, va déménager en Californie pour travailler durant 3 ans sur ce jeu qui sera tour à tour un sujet de fierté, de déprime, d’angoisses et de doutes, avant de se révéler être l’une des pierres angulaires de l’histoire du jeu vidéo.
Il faut vous dire une chose. Je ne suis pas du tout un passionné d’Histoire avec un grand Hache. Ça ne m’a jamais intéressé que de très loin et de manière anecdotique. Je suis parvenu, à l’âge adulte donc débarrassé des contingences éducatives qui impliquait les cours de la matière éponyme, à prendre parfois plaisir à lire quelques trucs historiques, comme les excellents Charly 9 de Jean Teulé ou L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça de Catherine Dufour. Mais je pense que je les ai appréciés pour la qualité d’écriture et l’humour plus que pour le sujet.
Je suis bien plus attiré par la petite histoire, avec un p’tit h
. Celle des à-côtés des grandes choses. L’été dernier, j’étais à Nantes chez mon ami Dimitri, qui m’a fait rencontrer son ami Poirpom, et ce dernier m’a fait découvrir –entre autres– l’impressionnante somme de recherche compilée par deux journalistes, sous le titre (un peu à rallonge) : « Une histoire du jeu vidéo en France, 1960-1991 : des labos aux chambres d’ados ». Une tranche d’histoire méconnue sur l’émergence de l’univers vidéoludique français. Et j’ai trouvé ça passionnant.
Avec le livre de Jordan Mechner, l’intérêt de départ a été le même ; curiosité d’un personnage dont le nom m’accompagne depuis mes premières heures devant un clavier d’ordinateur6, plaisir de replonger dans les années folles de l’informatique vidéoludique, où tout s’inventait en même temps ; outils, programmation, narration, gameplay… C’est toujours passionnant –pour moi en tout cas– de revivre ce genre de moments en étant de l’autre côté du miroir.
Et puis, au fil de ma lecture, un autre sentiment a émergé. Un sentiment sur lequel j’ai beaucoup de mal à mettre un nom. À moins que ce ne soit un mélange de plusieurs choses…
Nostalgie, évidemment, mais aussi envie, curiosité, jalousie, manque affectif, fierté… Beaucoup de choses en même temps qu’il ne m’a pas été facile d’identifier ni de comprendre pourquoi elles étaient là.
Après avoir lâché le livre (à regret) et laissé reposer la pâte de mon cerveau un moment, j’ai fini par me dire que je pouvais résumer ce qui se passait en quelques mots : j’ai découvert que le Jordan Mechner qui a écrit ces pages était un pote, un copain, un ami.
Au fil de ces trois ans de sa vie en orbite autour du développement de PoP7, Jordan8 déroule son quotidien (sans rentrer dans les détails), ses rencontres et relations, ses déplacements, etc. Mais, surtout, il parle de ses doutes, de ses raz le-bol, de ses poussées d’enthousiasmes, de ses coups de boost.
Il y a deux aspects dans tout ce qu’il raconte qui m’ont en fait touché.
D’abord, il y a son univers physique ; lorsqu’il parle de ses déménagements, des restaurants où il va, des bureaux chez Brøderbund, de ses appartements à New York, Paris, etc. Ce que les deux Jordan (celui de 1990 et celui de 2021) livrent à travers ces pages, c’est un journal intime. Le jeune Jordan s’écrit à lui-même, et passe sur de très nombreux détails, et notre Jordan le laisse parler en ne précisant que quelques infos.
Du coup, il s’installe une sorte de demi-intimité. Il y a des choses qu’on apprend à connaître (et, dans mon cas, aimer) chez ce jeune homme, et il y en a surtout beaucoup qu’on devine en filigrane et que j’adorerai découvrir. Pour être plus précis, je rêve d’avoir pu visiter l’appartement que Mechner a habité dans le 1er arrondissement de Paris, et celui qu’il avait quand il travaillait chez Brøderbund. J’ai commencé à développer une étrange jalousie, un sentiment de manque presque affectif à ne pas pouvoir entrer plus dans sa vie d’alors.
L’autre aspect réside dans sa personnalité. Tout au long de ces années de développement, de PoP à PoP 2, Jordan est un véritable roller-coaster émotionnel. Deux passions animent le jeune Jordan Mechner ; sa première vocation est d’écrire et réaliser des longs métrages, et l’autre est la création de jeux vidéo. Entre les deux, au fil du récit, il réalise un ping-pong entre ces deux pôles, tantôt passionné, tantôt découragé.
Durant tout le récit de cette période de sa vie, on le voit balloté, tiraillé par ses envies, avec des réactions assez étonnantes dans lesquelles je me suis souvent retrouvé. À peine sorti de son université, son premier jeu, Karatéka fait un carton, et l’éditeur Brøderbund l’invite à travailler sur son deuxième jeu. Jordan y fonce, tête baissée, émerveillé d’intégrer l’univers balbutiant de l’industrie vidéoludique.
À mesure qu’il travaille sur son jeu, il mène en parallèle l’écriture d’un scénario de long métrage. Alors qu’il commence à douter de son implication dans l’industrie du jeu vidéo, bousculé par les considérations mercantiles balbutiantes dans le milieu, il se voit déjà réalisateur à succès, renforcé par le fait que son scénario fait le tour des bureaux de production. Et puis, le scénario, pourtant couvert de louanges, semble glisser dans le néant du désintérêt, malgré quelques chèques de réservation de droits. Dans le même temps, il se repassionne pour son jeu qui commence à prendre forme et charme et bluffe tous ceux à qui il le montre…
Etc. Etc.
Jordan est cyclothymique. Jordan papillonne. Jordan se passionne, se lasse, doute, revient, adore les gens, déteste les autres. Jordan découvre Paris et décide que c’est son nouveau foyer, retourne à New York et décide que c’est vraiment chez lui. Etc. Etc.
Bref, Jordan, c’est moi.
Et, c’est également pour cela que cette lecture m’a troublée. Je m’y suis retrouvé, un peu comme le Prince ténébreux qui passe à travers le miroir. J’ai retrouvé dans le parcours de ce créateur mes zigzags, mes atermoiements, mes hésitations. À la différence que j’ai moins de talent9. À l’autre différence, c’est que je me débats encore avec ces tiraillements, alors que Jordan, avec trois bons jeux, dont un qui restera dans l’histoire moderne, une carrière vidéoludique remarquable et le plaisir d’avoir été scénariste et producteur exécutif de l’adaptation de son propre jeu sur grand écran10.
C’est un exercice difficile de faire un tel état des lieux en miroir d’une telle carrière. Ça m’a fait du bien autant que ça m’a enflammé quelques plaies qui pouvaient être en voie de cicatrisation. Mais, peut-être devraient-elles rester ouvertes, pour ce que j’en sais.
Une chose est sûre, à l’image du Prince ténébreux, la chose à faire est de ne pas lutter, ne pas se laisser engloutir par la jalousie, l’autoapitoiement, et ouvrir les bras. Si virtuellement je les ouvre à ce génial petit bonhomme qu’était le Jordan de ce livre11, je les ouvre en réalité à tout ce que j’ai encore à faire par passion.
Et toc !
On nage en plein paradoxe. Z’avez vos moufles ?↩︎
Il existe deux autres versions, une first print (dont la seule différence semble être l’illustration de couverture accompagnée d’un ex-libris) et un coffret collector contenant l’édition first print, une cassette audio de la bande originale, un folioscope de deux animations rotoscopées, un pin’s et un ex-libris signé. Z’auraient pu aussi mettre le jeu sur disquette 5’¼, non ?↩︎
La presse et les médias firent à l’époque souvent référence à lui sous le sobriquet de « Mozart du jeu vidéo ».↩︎
Le livre nous apprend –sans réelle surprise– qu’un jeu «créé seul» ne l’est jamais vraiment. Mechner a programmé l’essentiel du jeu lui-même, ainsi que les graphismes, animations et bruitages, et il a quasiment inventé de A à Z les outils pour y arriver (notamment son procédé de rotoscoping, inédit à l’époque). Mais il a bénéficié de l’entourage d’autres artistes et programmeurs au sein de Brøderbund, son père a composé la musique, et c’est une artiste commissionnée qui a réalisé l’écran titre du jeu. N’empêche…↩︎
Le tout premier, pas le remake 3D d’Ubisoft. Néanmoins, Mechner a également travaillé dessus. Et sur le film, aussi. Bref…↩︎
Au même titre que ceux d’Éric Chahi, des frères Miller ou de Philippe Ulrich…↩︎
L’acronyme de Prince of Persia, que Mechner appelle également Prince ou, plus affectueusement parfois son petit bonhomme avec une épée.↩︎
Tu permets que je t’appelle Jordan, maintenant qu’on est potes ?↩︎
Mais je suis plus beau gosse. :D↩︎
Il faudrait que je revoie ce film, je n’en ai pas un très bon souvenir, bien qu’il soit une des adaptations de jeux qui a réussi à être à la fois un succès critique et financier.↩︎
Je n’ai pas l’honneur de connaître la version contemporaine, mais je n’ai aucun doute que c’est resté un personnage absolument sympathique et fantastique.↩︎