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Chronique du petit racisme ordinaire

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Il y a des souvenirs dont on n’est pas fiers, et qui remontent à la surface comme de petits cacas oubliés au fond de la cuvette. Des souvenirs de moments innocents en apparence, mais qui, lorsqu’ils reviennent vous font claquer la main au front1, seccouer la tête et rougir de honte rétroactive.

Et, là, paf. J’ai envie d’en partager un avec vous. Parce que pourquoi pas, et ça fera peut-être un peu catharsis. On verra.

Retour dans les années 952. Je viens de m’installer à Paris, dans le XVe, pour attaquer trois années d’études audiovisuels. L’idée est de devenir réalisateur. Je finirai cadreur et monteur, mais c’est un autre pan de l’histoire3.

À l’ESRA, Je me suis rapidement fait un petit cercle de potes, parmi lesquels j’ai peu gardé contact, sauf un. On a tous bifurqués, à la fois géographiquement et professionnellement.

Il y avait Luc Toussaint, le seul avec qui j’ai encore des contacts. Marc Miance, qui a monté sa boite de 3D, Attitude Studio, créé l’éphémère Ève Solal et produit l’étonnant film 3D Renaissance (2006). Il y avait également Frederic Bos, l’aveyronnais du groupe, qui est tombé amoureux de la culture japonaise et qui est parti vivre là bas4. Il y avait également Jean-Charles Lemaire, qui aimait à se la jouer personnage mystérieux et contradictoire, engoncé dans son éternel pardessus noir. Depuis, je l’ai recroisé à l’occasion d’un projet de webdesign pour un festival dont il s’occupait. Je n’ai plus de nouvelles directes, mais j’ai vu qu’il menait une chouette carrière de dessinateur de bédé sous le nom de Monsieur K.

Et puis, il reste le dernier membre. Et c’est lui qui est le sujet de ce billet.

Au début de l’aventure5, cinéphiles que nous étions, notre petit groupe s’était trouvée une affinité cinématographique, et notamment à propos de la nouvelle nouvelle vague américaine. Parmi les cinéastes que nous adulions6, il y avait naturellement Quentin Tarantino, et son cultissime Reservoir Dogs.

Donc, forcément, nous nous sommes auto affublés des pseudo patronymes des personnages du film. Notre groupe s’est baptisé de mister telle couleur. J’avoue ne me rappeler d’aucun de ces pseudos, et encore moins du miens propre. Sauf deux.

Le premier, c’est celui que Fréderik Bos a gardé durant tout le temps qu’on a passé ensemble à Paris, et après. Il était mister Pink. Bien entendu, tout comme le personnage dans le film, il n’est pas homosexuel, et nous n’avons même jamais blagué là dessus. La couleur a été acceptée comme telle, point.

L’autre mister qui est resté gravé dans ma mémoire, c’est le pseudo que nous avons affublé à ce dernier membre du gang. Je crois qu’il s’appelait Stéphane. Rien n’est moins sûr cependant. Je n’ai pas réussi à mieux m’en souvenir.

Stéphane est d’origine africaine. Il est noir. Et comment, nous, tous européens caucasiens, avons trouvé malin de le surnommer ?

Mister Black

C’était une telle évidence alors que personne n’a rien trouvé d’anormal. Pas même l’intéressé lui-même. C’était acté, tacitement accepté par tout le monde. Stéphane, seul garçon de couleur du groupe portait officiellement le pseudonyme de mister Black.

Pire. Le principe des pseudonymes tirés du film de Tarantino n’a pas duré très longtemps, et seuls deux personnes du groupe ont conservé par habiture leurs noms de code ou leurs dérivés. Mister Pink est resté, avec lorsqu’il a entammé ses études de japonais une dérive vers Pinku-san puis un simple Pinku.

Stéphane, pour sa part, a gardé environs un an son mister Black pour se le voir raccourci en un simple Blacky

Rien que d’écrire ceci maintenant me donne des envies de voyages dans le passé pour aller agonir de baffes dans la tronches les petits cons que nous étions.

Et notre Stéphane, tout placide qu’il était, car c’était un parangon de calme et de réflexions muettes, n’a jamais, ô grand jamais élevé la moindre protestation de s’être vu affublé pareille étiquette.

Était-ce de la paresse ? De l’acceptation tacite par pure habitude de vivre dans un milieu d’européens bon teins ? Du « vous ne perdez rien pour attendre » habillement dissimulé ? Après tout, nous étions de cette génération qui a grandit avec —entre autres— les Inconnus parmi lesquels Pascal Légitimus endossait souvent le rôle de la minorité raciale exotique et caricaturale.

Je ne saurai peut-être jamais comment Stéphane a vécu cette période de groupe avec nous. J’aimerai qu’il puisse lire ces lignes et me le dire, même si c’est pour confirmer que nous nous sommes bel et bien comportés comme des petits cons avec lui. Mais, sans son témoignage en retour, je ne peux, tout seul dans mon coin avec mes souvenirs, que ressasser cette période de ma vie où j’ai bêtement, naïvement participé à ce petit racisme systémique et ordinaire.

Stéphane7, où que tu sois maintenant, et quoi que tu fasses, j’aimerai pouvoir te dire : « Désolé, mec. »

En conclusion…



  1. Voire dans la tronche, selon certains cas échéants.↩︎

  2. Oué, ça pique un peu question nostalgie.↩︎

  3. Traduction : on s’en fout.↩︎

  4. D’après Luc qui est celui qui a gardé le plus longtemps contact avec lui, il serait rentré en France depuis. Je n’en sais pas plus.↩︎

  5. C’est à dire à partir du week-end d’intégration, dont je ne ganrde que très peu de souvenirs, si ce n’est des moments assez médiocres.↩︎

  6. Mon avis et amour de ces gens n’a pas changé avec l’âge.↩︎

  7. Et si c’est bien ton prénom.↩︎

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