Je n’aime pas le manga.
Na. Voilà. C’est dit. J’ai fait mon comic-out, on peut passer à autre chose.
Ah. Bah, non, du coup.
Parce que j’aime Lovecraft1. Pas jusqu’à l’aduler, ni être un spécialiste mondial du bestiaire shogghotico-protoanciens, j’aime énormément les textes de cet auteur.
Et, parmi tous ses textes, les Montagnes Hallucinées figure sans doute à mon sommet2 personnel.
Bref.
L’année dernière, est sorti aux éditions Ki-oon, une adaptation en deux tomes par le mangaka Gou Tanabe. Cette sortie avait pas mal fait parler d’elle, à la fois parce qu’adapter du Lovecraft est toujours compliqué et risqué3, mais aussi par la qualité du livre, avec sa très remarquée couverture en cuir souple.
J’ai offert les deux tomes des Montagnes à ma Douce, et j’en ai donc lâchement profité pour les lire.
Et mon avis se résume à ceci : meh…
Parce que c’est un manga. Avant tout.
Je sais que je vais heurter la sensibilité de beaucoup de puristes4, mais je suis au mieux hermétique, au pire réfractaire au format manga.
Comme tout ce que je sais ne pas apprécier, j’essaye régulièrement d’y revenir, de les redécouvrir pour avoir, parfois, le plaisir et la surprise de m’apercevoir que je me trompais5 (ou que j’ai changé).
Donc, j’ai lu des mangas. À commencer par l’Akira d’Otomo aux éditions Glénat. Puis, avec différentes choses qu’on m’a prêtées à chaque fois que je disais ne pas lire/apprécier ce genre de bédé, et qu’on me glissait quelque chose entre les mains avec l’assurance que « T’as pas lu ce qu’il fallait, tiens, ça c’est génial ! »
Parfois, ça a marché, avec 20th Century Boys (mais pas sa suite), Death Notes (mais pas sa suite), Dragon Balls (mais pas ses suites)…
D’autres fois, ça a lamentablement raté, avec Full Metal Alchemist ou One Piece, par exemple…
Et de temps en temps, il y a des fulgurances, avec l’incroyable Quartier Lointain du regretté Jirō Taniguchi.
Et le travail de Gou Tanabé se situe malheureusement dans la seconde catégorie.
D’abord, parce que. Na.
En fait, les reproches que je peux faire à cette œuvre que je viens de lire ne sont pas propres ni au matériau source, ni à son adaptation, ni au travail proprement dit du mangaka, mais simplement au format canonique du manga.
L’ordre est arbitraire, mais il faut bien commencer par quelque chose.
On va évacuer tout de suite ce qui va faire hurler les puristes, sur ce point que je ne parviens toujours pas à comprendre.
Pourquoi impose-t-on ce sens de lecture ?
Le reste du monde lit un livre ou une bédé en partant du haut, parcourant le contenu de la page de gauche à droite. L’Asie lit à l’envers, de droite à gauche.
L’édition de mangas traduits a choisi, depuis pas mal d’années, d’arrêter de mettre les pages en miroir, pour conserver le sens de lecture original.
Il me faut donc prendre le livre, l’ouvrir à la dernière page, et remonter de gauche à droite, case après case, page après page, tel un saumon dyslexique.
Pourquoi faire ?
C’est à l’encontre de mon habitude de lecture, et à part saupoudrer le recueil d’un faux verni d’authenticité, cela n’apporte rien à sa lecture qu’une gêne pénible et une fatigue inutile.
Si je veux lire le livre tel qu’il a été publié à l’origine, autant apprendre le japonais.
Il n’y a aucune raison qu’un léger travail de remise en page, en mettant en miroir la plupart des cases, et en adaptant légèrement certains éléments, de pouvoir inverser facilement le sens de lecture. Il n’y a absolument aucune altération possible de la narration.
La saga Akira publiée originalement chez Glénat en est une preuve flagrante.
Donc, pour moi, soit c’est un effet de hype un peu débile, soit c’est une feignasserie flagrante de la part des éditeurs. Ou un peu des deux.
C’est trop petit ! On se rend bien compte que le mangaka est un orfèvre qui travaille ses planches dans un format bien plus grand que celui de l’œuvre imprimée.
C’est généralement toujours le cas, que le dessinateur soit européen, asiatique ou anglo-saxon.
Ce que je ne comprends pas, c’est la taille finale du recueil. Ça n’est pas un format poche, qui est à priori la taille standard du manga tout-venant (qui est dessiné pour cette destination, au demeurant). Ça n’est pas non plus le format presque-A4 qui caractérise la bédé franco-belge. C’est un entre-deux bizarre.
Du coup, c’est extrêmement pénible à lire, l’œil se perd dans tous les recoins à la recherche de détails.
… est tout simplement noyé dans l’image. Je ne parle pas des bulles de dialogues, qui font leur job, mais des descriptions, posées à même le dessin.
Traditionnellement, en bédé européenne, la description est enfermée dans un cartouche isolant le texte du dessin.
Dans le manga, on pose ça comme ça, paf ! Sur le dessin. Avec un vague détourage blanc pour essayer de lui donner un semblant de lisibilité.
Et comme, à cause du point n°2, tout est trop petit, les textes descriptifs sont absolument fatigants à lire.
L’essentiel de l’histoire se passe dans une zone arctique. Blanc neige, noir du ciel, gris du reste.
C’est un des traits traditionnels du manga moderne ; on travaille en noir et blanc, et on use et abuse de la trame pour nuancer en gris pointillistes les entre-deux lorsque l’on veut texturer quelque chose.
C’est plus ou moins heureux. Et ça rend, encore une fois en conjonction du problème numéro 2, la lecture des cases particulièrement pénible.
Là c’est vraiment au trait du mangaka que je m’en prends.
Certains dessinateurs de manga ont, malgré une uniformité de style, réussi à se créer une patte. Personne ne peut se tromper d’auteur devant un personnage d’Akira Toriyama ou de Katsuhiro Otomo.
Je trouve, personnellement, que Gou Tanabe ne sait pas bien dessiner ses personnages. Ils sont tous morphologiquement identiques, à quelques détails près.
Problème : très souvent dans l’album, les personnages portent des capuches contre le froid. Du coup, à part le personnage principal ; le professeur Dyer qui porte la barbe, le professeur Pabodie qui porte des lunettes6, les autres sont tous des clones.
Je ne sais pas ce que Gou Tanabe a tenté dans certaines cases, mais, en plus de son dessin trop petit, de l’abus de trames, on a parfois des cases qui n’ont aucun sens.
J’ignore si ça vient en partie d’un découpage approximatif d’une scène ou d’un problème de lecture, mais j’ai assez souvent survolé des cases en me demandant simplement …
C’est encore pire quand un personnage réagit à quelque chose hors champ, et qu’à la case suivante on nous dévoile le contrechamp… où on ne distingue rien.
L’un des principes géniaux7 de l’écriture de Lovecraft, c’est l’indiscible. Procédé consistant à éviter de décrire quelque chose d’indescriptible, habilement mis en scène par Lovecraft, cet effet lâche la bride à l’imagination du lecteur. Comme l’avait admirablement compris Ridley Scott8 avec son Alien, moins on en voit, plus c’est facilement horrible.
Malheureusement, ça ne marche pas, ici. Bien au contraire, plutôt que d’exciter mon imagination, ça ne fait qu’alimenter ma frustration.
Deux hypothèses :
Dans les deux cas, c’est raté.
C’est un travers typiquement nippon. Les personnages, la narration sont absolument, copieusement, gargantuesquement bavards.
Quiconque a déjà joué à un Final Fantasy ne me contredira pas.
Et, on peut apprécier cela, quel que soit le médium. Ou pas.
À vrai dire, je n’ai pas de réel problème avec ça. J’ai dévoré les 20th Century Boys, les Death Note (sans parler de Quartier Lointain) avec autant de plaisir qu’un bon roman de 600 pages.
Parce que c’est intrinsèque au scénario. C’est écrit pour, en quelque sorte.
Le problème, ici, c’est que Tanabe plaque sur des personnages et une narration d’origine occidentaux un biais de narration typique du manga.
Résultat, on se retrouve, en dépit de tout réalisme, avec des personnages racontant tout, tout le temps, pointant des évidences telle une armée de Captain Obvious, et, surtout des personnages criant à des moments où le bon sens et la logique veulent qu’on chuchote parce qu’on est au cœur d’une citadelle des Anciens, sur les traces d’êtres abominables ayant trucidé une 20aine d’hommes et qu’on sait un peu trop proches…
Là, je ne sais à qui faire endosser la faute. Mais cela frôle le blasphème, l’insulte au travail du dessinateur, un petit crachat dans l’œil du lecteur.
Tanabe, malgré tout ce que j’en ai dit plus haut, a produit des cases magnifiques. Et, ce qui ressort le plus, ce sont ses doubles pages de paysages. Vous en avez eu un échantillon tout au début de ce billet.
En voici une autre, dont la mise en scène est spectaculaire, le dessin bluffant. Et la mise en page effroyable.
La reliure coupant l’image en deux, pile à l’endroit où le monument en forme d’étoile (symbole important dans l’histoire) se trouve.
C’est d’une maladresse effroyable. Ça réduit à néant la force de l’image, ça neutralise toute l’émotion, toute la forte impression que le cadre est censé produire.
Malgré quelques moments intenses9, la lecture de cette adaptation de mon roman préféré de Lovecraft a été une fatigante déception.
D’habitude, je dévore avec plaisir n’importe quelle bédé, avec le regret d’arriver à la fin trop vite.
Ici, ce fut le contraire, lent et laborieux. J’étais content de reposer le tome deux.
Je suis cependant content d’avoir pu plonger à nouveau dans l’univers de Lovecraft. Et j’en ai profité pour regretter à nouveau l’abandon du projet d’adaptation que devait en faire Guillermo del Toro10.
Bon.
Et, on lit quoi, maintenant ?
On est en train de lire «Alien Earth» de Megan Lindholm (alias Robin Hobb).
Si j’aime ? Vous le saurez dans un prochain épisode…
On va évacuer immédiatement la série presque éponyme. Parce que c’est une autre polémique, Victor.↩︎
Gag.↩︎
Mais, quand même, moins en bédé qu’au cinéma.↩︎
En même temps, z’avons pas plus important sur quoi être heurtés, en ce moment, franchement ?↩︎
Ça a marché avec les olives, les huîtres, le couscous… Pas encore avec le pamplemousse, la noix de coco ou le manga. Zut, spoiler.↩︎
Sans parler du professeur Lake, qui a la tête de Benedict Cumberbatch dans ses 2 premières cases, puis celle d’un petit gris le reste du temps.↩︎
Bien qu’usé jusqu’à la corde, maintenant.↩︎
Avant de virer gâteux. Sérieux, arrachez-lui sa caméra qu’il arrête de pondre des bouses.↩︎
Surtout à partir de la seconde moitié du tome 2.↩︎
Encore un clou au cercueil de papy Scott.↩︎