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Graphiste, un métier d’Ouvrier Spécialisé

Il y a quelques temps de cela, vers la fin du mois d’octobre dernier, je reçois dans ma boite mail ce message :

Bonjour,

Nous voudrions utiliser le visuel que vous avez créé (voir pj) dans un livre sur le Cerveau , aux Éditions Hatier.
Nous pouvons proposer un droit de 50 euros pour la France. Voulez-vous m'appeler à ce sujet ?
Cdt1

L’image en question est la suivante :

Dans la tête d’un graphisteDans la tête d’un graphiste

Ma première réaction fut bien entendu une jubilation retenue (ceux qui me connaissent voient de quoi je parle), notamment à la mention de l’éditeur.

« Merdalors ! » me dis-je en me claquant la main sur la cuisse, « Ma tronche, ma tête, mon cerveau, mon regard éteint, tout ça se retrouverait dans un livre édité chez Hatier ? Mais c’est Noël avant l’heure ! »

Et puis, forcément, je lis la proposition commerciale de mon interlocuteur. Avant de revenir sur le prix, je dois mentionner que même encore maintenant, la mention «pour la France» me laisse perplexe. Je n’ai toujours pas trouvé comment elle s’interprète. Dois-je comprendre «…et pour le reste du Monde c’est en négociation.» ? Ou plutôt comme la suite devait m’incliner à penser «…et pour le reste du Monde, c’est gratis !». Une dernière hypothèse s’est faite jour plus tard mais reste tout à fait possible, c’est de la lire littéralement ; «Faites-le pour la France !»

Mais revenons au prix.

Ce monsieur me propose 50€ de droit. Il faut savoir qu’en matière d’édition graphique, on n’achète rarement une image proprement dit, mais on achète ce qu’on appelle une cession de droit d’exploitation. En d’autres termes, sauf achat exclusif2 une image, même réalisée sur commande et destinée à une quelconque diffusion reste la propriété de son auteur.

L’éditeur en l’occurrence négocie les droits de reproduction de ladite image. Droits dont les caractéristiques peuvent être très variées selon l’utilisation finale de l’objet, allant d’une utilisation unique sur un support à petite diffusion (quelques centaines d’euros) à une édition en œuvre à large diffusion et pouvant découler sur la négociation de droits dérivés (là, ça peut se chiffrer en dizaine de milliers d’euros).

Bref. Ce point de détail éclairci, je vous le dit tout clair tout net : cinquante euros pour cette image, ça me paraît louche. Seulement, le fait est que je n’ai jamais eu à gérer de cession de droit pour une édition de livre. Je vais donc me renseigner et pour cela je gagne habilement du temps en répondant à mon interlocuteur ceci :

Bonjour,
Je suis flatté de l’intérêt que vous portez à mon travail.
J’aimerai néanmoins vous demander une précision. Pouvez-vous me donner l’estimation du nombre d’exemplaires en tirage ?
Dans l’attente de votre réponse…

Et, dans l’attente de sa réponse, je fais le tour de mes contacts, à commencer par mes collègues graphistes à portée de voix.

La réponse ne se fait pas attendre et correspond à ma première impression. Mon chef, après lecture du mail en question, me répond : « Il te prend pour une quiche ! » et me demande de lui montrer ladite image. Une fois qu’il l’a vue, il me donne alors son estimation : « Pas à moins de 1500 euros. »

Pour être vraiment sûr de moi, je demande également à un autre ami, gérant et directeur artistique d’une boite de com’ qui me confirme le devis. Enfin, un tour sur les forums de graphistes freelance achève de me rassurer sur l’énormité de la proposition.

Entretemps, mon estimé client potentiel est venu me répondre :

8000 ex
Votre travail serait credité, bien entendu.

Bon sang !

Voilà qui achève de me convaincre que j’ai à faire à quelqu’un d’honnête, sérieux et consciencieux. Me créditer dans l’ouvrage ? Voilà un argument tout à fait rassurant. D’autant que légalement c’est une obligation incontournable de la part de l’éditeur.

Cela s’appelle le crédit photos ou crédit illustrations. Sauf les images libres de droit (et encore, cela dépend de leurs sources), toute illustration de n’importe quel type que ce soit doit être mentionnée à la fin de l’ouvrage où elle figure, accompagné de son auteur ou ayant-droit et d’un copyright.

Sur cette remarque qui me motive comme il faut, je rétorque à ce monsieur :

(…) après consultation des tarifs d’exploitations actuels, et étant donné qu’il s’agit d’une créa originale et ma propre image (c’est un autoportrait), le montant estimé de la cessation de droit est à 1500 net (c-à-d cotisations à la MdA incluses).
N’hésitez pas à m’appeler si vous désirez en discuter.

La réponse, qui ne s’est pas faite attendre, correspondait avec ce que j’en espérais –ou craignait, plutôt :

Ce coût est absolument incompatible avec le modèle économique de la collection. Votre demande représente la moitié du budget iconographique du livre (100 images)
Je réitère ma proposition en vous faisant valoir que votre accord donnerait à votre travail une exposition publique importante.
Sinon tant pis !
Cdt

Là, il y a quelques petits points que j’ai trouvé délicieux.

Tout d’abord le fait que mon devis représente la moitié du budget de réalisation de l’ouvrage. Cela situe le budget moyen de réalisation d’un ouvrage chez Hatier, tiré à 8000 exemplaires et contenant une centaines d’illustrations aux alentours des 3000€. Chapeau. On écrase l’auto-édition.

Ensuite, l’argument final, celui qui enfonce tous les autres et qui est vieux comme le premier métier artistique : cela « donnera à mon travail une exposition publique importante ».

Grâce à moi, fils, tu vas être connu du tout Paris ! Les filles vont s’arracher tes fringues, Claire Chazal voudra t’interviewer, il me semble avoir entendu que Johnny Depp était pressenti pour jouer ton rôle dans le biopic sur ta vie3 en cours d’écriture. J’espère que tu te souviendras un peu du vieux directeur artistique qui t’a lancé quand tu seras au firmament des stars du graphisme, snif…

Bon. En même temps, un vieux remugle d’envie de voir une image de moi sur un bouquin à moyen tirage et le fait de vouloir essayer de pousser mon acheteur de voitures d’occasion dans ses retranchements me font lui envoyer une réponse en forme de négociation de souk :

Je comprend votre position et la problématique budgétaire. Néanmoins, vous comprendrez que votre proposition est elle-même très en deçà de ce que représente le temps passé à cette création. Même s’il est tout à fait possible de discuter d’un montant satisfaisant pour les deux parties, vous devez admettre également qu’il n’est pas possible de ma part de brader le fruit de mon travail.

Étant donné les données que vous m’avez fourni, la meilleure proposition que je puisse vous faire pour la cessation de droit sera de 500 euros.

Qu’en pensez-vous ? Cordialement,

Bon, 500 euros c’est largement en dessous du temps passé, mais en même temps c’était une image faite pour le plaisir. Certes, il n’y a aucune raison que je donne mon image, mais quand je dis que je ne peux me permettre de brader mon travail, c’est pourtant ce que j’accepte de faire en proposant un prix aussi vil.

Réponse :

Il ne s'agit pas d'acheter votre œuvre, mais ses droits d'utilisation
nous avons acheté, pour ce livre, les droits de reproduction d'un célèbre tableau de Salvador Dali pour 45 euros…

Comme vous pourriez vous en douter, au fur et à mesure de la réception des réponses, elles étaient lues plus ou moins à voix haute aux collègues de mon pôle.

À la lecture de celle-ci ce fut l’éclat de rire général. Ça n’est pas une quiche que je suis pour ce monsieur, mais le pâté en croute le plus monumental jamais préparé et destiné à être servi aux Resto du Cœur des Graphistes Nécessiteux.

Un célèbre tableau de Dali pour 45€, et moi j’avais l’impudence de demander la moitié du budget créa de chez Hatier (exercice 2010-2011) ? Je me demande si je ne pourrais pas acquérir un pas célèbre tableau de Dali pour décorer les toilettes. Pour 6,50€ ça devrait se faire, non ?

Bref, après avoir bien ri, j’ai mûri une réponse cordiale (en repensant à la technique zen de mon ami Olivier Gechter : il écrit une lettre d’insultes violente, saignante, brutale et mortelle, puis terminée il la chiffonne et appelle la personne, les nerfs calmés).

Voici la mienne :

S’il s’agissait d’acheter l’exclusivité de l’oeuvre, on serait sur une autre gamme de prix.
Je vous invite à consulter les sites et forums de graphistes indépendants pour vous faire une idée des prix en cours pour ce genre de réalisation.

Pour le montant que vous me proposez, je ne peux que vous conseiller un abonnement à Fotolia ou Shutterstock, où vous trouverez sans doute une image appropriée et libre de droit.

Cordialement,

Réponse lue également à mon auditoire qui l’a jugée apte à «ne pas lui envoyer dire, à l’apprenti-exploiteur.»

La conclusion de cet échange fut laissée à l’individu éconduit :

Merci de ce contact Bonne continuation

«Merci de ce contact». J’adore cet euphémisme, ce non-sens de l’impolitesse épistolaire. Je l’ai apprécié à sa juste valeur.

Je n’ai envoyé à ce monsieur aucune réponse (cela n’en appelait pas de toute manière), mais je peux lui répondre ici en manière de lettre ouverte :

Merci à vous, pour cette franche rigolade. C’était un plaisir burlesque de ne pas traiter avec vous.

Cela dit, la drôlerie de la chose masque mal l’écœurement de ce genre de pratique.

Toute la profession est en train de glisser sur la pente de la braderie généralisée. On met cela sur le fait que les machines sont de plus en plus puissantes et les outils de plus en plus simples.

Mais il n’y a pas plus simple qu’un papier et qu’un crayon. Et je pense sans me tromper que si on confiait ces deux outils faciles d’utilisation et très bon marché, il serait pourtant bien incapable d’en faire autre chose de mieux qu’une liste de course ou du dessin d’une bite à peine digne de figurer sur le mur carrelé des toilettes du café de la gare.

N’est pas graphiste qui veut. Mais mesquin, ça, c’est à la portée de tout un chacun.

Enfin, il aura essayé. Mal, mais essayé.

Et Hatier, ils savent comment bossent leurs sous-traitants ?


  1. J’ai bien entendu retiré ce qui permettrait d’identifier l’auteur.↩︎

  2. Ce qui arrive par exemple dans le cas d’un logo ou d’une identité graphique qu’une marque a commandé et s’approprie.↩︎

  3. Oui, je sais c’est redondant, mais j’ai du mal avec le mot biopic.↩︎

Dans les épisodes précédents… Apple me gonfle… On m’a drogué
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