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L’esprit des bois


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Vous pouvez l’écouter en suivant ce lien : Conte n°5 — L’Esprit des Bois

L’été était jeune de quelques semaines. Nous avions repris possession de la vieille maison des Cévennes, cette bicoque rustique, joyeuse et mélancolique comme un vieux chat. Cette maisonnette devait être aussi ancienne que le pays, les châtaigniers et les contreforts alentour. L’air était encore chargé de cette fraîcheur de sous-bois humide, de l’ombre scintillante du matin, des éclats cristallins du soleil sur les pierres affleurant sous le tapis timide de la mousse. L’été était nouveau ici. Quand il aura grandi en force et en chaleur, nous irons ailleurs, dans un pays où les hommes sont bruns et parlent fort, où la mer est verte et murmure continuellement.

J’étais aussi sur la terrasse, fumant ma pipe, le regard perdu dans les brumes bleutées de la vallée, l’esprit buissonnier. Déboule alors une petite furie blonde en robe rouge, pétillante de dix années de gaieté.

« Papa ! Papa ! Regarde ce que j’ai trouvé !

— Qu’est-ce que c’est, ma chérie ? »

La petite diablesse portait en trophée quelques feuilles dans les cheveux et de la boue sur les chaussures. Sa mère n’avait pas eu le temps de la changer après notre arrivée. Il fallait laver l’ennui et la fatigue du voyage par une exploration des environs. Surtout si ceux-ci sont difficiles d’accès et dangereux pour les vêtements.

Elle me tendait fièrement ses deux mains jointes, entrouvertes pour servir de protection à quelque chose sans que celle-ci puisse s’évader. « Qu’as-tu trouvé ? Un papillon ? Un têtard ?

— Regarde ! »

Mettant mes mains en coupe, je l’invitais à y déposer son trésor. Lorsqu’elle les ouvrit doucement par le bas, je ressentis deux petites griffes, très légères, puis un contact à la fois soyeux et humide. C’était vivant, sans aucun doute.

Une fois assuré que je tenais bien la trouvaille, j’approchais mes mains tout en écartant légèrement les doigts. Avant de distinguer quoi que ce soit sous la pénombre de l’abri que formaient mes doigts, ce fut l’odeur qui me frappa.

Une odeur aussi légère que l’être que je portais. Un mélange subtil et volatil d’épices douces, et derrière le musc de la tourbe et peut-être même la note un peu acide et folle du champignon.

Lorsque mes yeux accommodèrent l’obscurité de la cloche de mes mains, je me rendis compte que je contemplais deux perles de jais. Deux magnifiques petites billes noires et rondes qui me scrutaient en retour.

« Je peux le garder, dis, papa ? »

Qu’était donc cette petite boule inquiète nichée au creux de mes paumes ? J’ouvris un peu plus mes mains. La chose se tassa un peu plus et cligna des yeux.

« Alors, dis ? Je peux le garder, hein ? Je l’appellerai Oscar. Et je l’emmènerai à l’école avec moi. T’es d’accord, hein ? Papa ? »

— Oscar ? … C’est donc un garçon. Nous allons d’abord l’emmener à l’intérieur pour voir s’il n’a pas faim. Nous nous occuperons de son inscription à l’école plus tard. »

Une fois la boite à chaussure correctement aménagée, j’y posais mon très léger prisonnier. Il ne s’agissait ni plus ni moins qu’une petite boule couverte de brindilles, feuilles mortes et croûtes de boue. Mon épouse revint de la salle de bain avec une tasse d’eau tiède et d’un tube de coton à démaquiller. Tandis que je tenais l’animal, elle entreprit de le dégager le plus délicatement de la gangue de crasse qui l’habillait, soutenue dans l’effort par notre fille qui tournait frénétiquement autour du théâtre des opérations en nous exposant par le menu son nouveau plan de carrière dans lequel Oscar avait une place prépondérante.

Ce qui me toucha, ce fut à nouveau ces odeurs si présentes ; comme si toute la forêt s’était concentrée en une essence rare et variée, de la taille d’un étrange poussin. Les effluves qui montaient de l’animalcule étaient si prenants qu’elles ne tardèrent pas à m’enivrer.

Je me retrouvais sous les futaies de jeunes arbres secouant leurs feuilles après l’ondée du matin. Je sentais le parfum capiteux des hautes herbes chauffées par le soleil d’août. J’admirais les kaléidoscopes formés de mille fils de toiles d’araignée ornés de perles de rosée, allongé sur le tapis de mousse moelleux au centre d’une clairière baignée du clair de lune.

Je repris mes esprits en même temps que ma femme. Elle tenait le coton en suspension et je vis ses yeux perdus revenir soudain à ce qu’elle avait devant elle. Notre fille avait sans doute aussi voyagé de son côté, son babillage avait cessé. Nous avons tous échangé un regard incrédule.

Au centre de la boite, la petite bête était tranquille, ce qui me permit de l’observer plus attentivement. C’était véritablement une boule. Je n’y voyais pas autre chose que ses grands yeux ronds et scrutateurs. Il n’y avait pas de présence apparente de pattes, d’aile, de bec ou de gueule. Même nettoyé je n’aurai pas su dire si c’était une fourrure ou des plumes. Et puis, comme j’étais penché vers lui, à quelques centimètres à peine, l’animal émit un son ; un mélange de roucoulement et de cliquètements qui se termina en grondement qui ne fut pas sans rappeler le ronronnement félin.

Et, aussitôt, je fus assailli d’odeurs de la forêt ; humus, écorce, herbe coupée, champignon, chèvrefeuille, noisette et tapis de feuilles en décomposition.

Ce fut ma fille qui me ramena au présent :

« Papa, il peut dormir avec moi, Oscar ? »

Je me redressai et restai songeur un moment.

« Non, ma chérie. Oscar va rester dormir ici dans sa boite. On verra demain. » Pour la soirée et pour la nuit, l’étrange petite bestiole resterait dans sa boite en carton, fermée et percée d’aérations. Avec suffisamment d’eau et de nourriture diverse pour rassasier n’importe quel estomac, qu’il fut volatile, mammifère ou… autre.

Le lendemain matin, je vous l’avoue, j’avais à peu près complètement oublié notre singulier hôte. Mais pas ma fille. Je tartinais ma troisième biscotte avec l’attention du démineur pour qu’elle ne casse pas. Mon épouse savourait lentement son café, les yeux encore dans ses rêves lorsque ma furie adorée dégringola les escaliers et nous sauta au cou.

« Mamanpapa ! Je peux aller voir Oscar ? Est-ce qu’il a bien mangé ? Je pourrais aller jouer avec lui après ? »

M’interrogeant en silence sur ce qui pouvait bien précéder cet « après » je pris ma fille dans les bras et l’emportait au salon sur la table de laquelle la boite était restée toute la nuit.

Je posais mon adorable fardeau sur une chaise puis, sous le regard inquisiteur de la maîtresse autoproclamée du petit Oscar, je soulevais délicatement le couvercle.

Le papier journal était tel que nous l’avions étalé la veille. L’eau et la nourriture étaient là intouchées. Seul manquait l’occupant de la cellule. L’animal s’était volatilisé. Au sens propre.

J’ai craint une crise de larmes de la désormais petite orpheline et, à voir son air, c’était imminent lorsque nous fûmes tous les deux touchés par les fragrances forestières. Le regard dans le vide, ma fille et moi avons une dernière fois voyagé en rêve dans les paysages du minuscule esprit des bois. Comme un adieu. Ou un cadeau en remerciement.

Nous sommes souvent revenus dans cette maison des Cévennes, et notre fille devenue grande après nous. Nous n’avons jamais revu notre petit prisonnier d’une nuit. Mais à chaque ballade en forêt, ici ou ailleurs, chaque odeur éveillait en chacun de nous une courte ivresse.


Puyricard, 10 & 11 juin 2013

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