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Vous pouvez l’écouter en suivant ce lien : Conte n°2 — Un souvenir au goût de poussière
J’ai treize ans de moins. Mes études sont finies, je viens de sortir du service militaire obligatoire. Je vis à Paris, et je dois gagner ma vie. Lorsqu’on pose les choses à plat, parfois cela ressemble à un synopsis de jeu d’aventure. Mais ça n’en a que l’aspect.
J’ai l’impression de me réveiller. Mes yeux se posent sur le gobelet en plastique qu’on vient de me donner. À l’intérieur, un liquide marron foncé dégage de légères et éphémères volutes. On me propose d’y mettre du sucre. J’en conclus qu’il s’agit de café, mais rien ne le laisse soupçonner. Tout ici est artificiel, jusqu’au café qui n’en a que l’apparence.
Le col de la veste qu’on m’a prêté me gratte. C’est un vilain blazer, à la coupe horrible, au tissu rêche, à la couleur de tristesse. J’imagine que c’est un produit bon marché. Je suis obligé de la porter, ça fait partie du job. Comme je ne possède pas ce genre d’article vestimentaire, mon employeur me l’a complaisamment confiée, en spécifiant que je dois la rendre propre et en bon état si je ne veux pas que mon salaire soit érodé. Je me considère comme chanceux ; je ne suis pas obligé de porter de cravate tant que je mets la veste. Et réciproquement. Je supporterai le grattement du tissu moche contre mon cou plus facilement que l’espèce de cordelette qu’on m’a proposé d’y nouer. Je n’ai jamais compris le principe de la cravate. Ce ruban de chiffon qu’on s’oblige à s’accrocher autour du cou, quelle valeur véhicule-t-il au juste ? Fonctionnellement, il ne sert à rien, esthétiquement c’est une convention. Pour moi, ça reste un mystère. La seule chose qu’il m’évoque c’est le bout de corde que le futur pendu sent autour de sa nuque.
Je soupire. Très silencieusement pour ne pas m’attirer de regard réprobateur de ma supérieure. Tout comme le café, l’air n’a aucune saveur. La tour où je me trouve est climatisée. À ces étages, aucune ouverture directe ne donne sur l’extérieur. L’air qui circule est passé par mille tuyauteries, mille ventilations, mille filtres. Et mille paires de poumons. Je respire un air trop usé. Il ne porte plus rien, on dirait tout son oxygène épuisé.
J’entends parler. C’est ma supérieure qui nous briefe, ma camarade et moi. Je force mon attention pour tenter de l’écouter, mais mon esprit est trop élastique. Je tends l’oreille, mais elle revient presque immédiatement à mes pensées.
Ma camarade a à peu près le même âge que moi. Elle porte une sorte d’uniforme bien mieux que moi mon affreuse veste. Mais elle est à sa place, elle. Je suis la pièce rapportée, le parasite. En tout cas, c’est comme cela que je vois les choses. Le faux café n’en finit pas de refroidir. Je songe à la manière dont je pourrais le convoyer aux toilettes les plus proches pour m’en débarrasser. Mon regard retourne automatiquement à la baie vitrée, en face de notre comptoir d’étage. Je n’y vois que des tours ; acier, verre, béton. Pas une trace de vie. Un mausolée géant dont les saprophages me sont invisibles encore, terrés derrière ces paroirs immenses.
Le brief est terminé. Je comprends ce qu’on attend de moi ; faire du baby-sitting de grands enfants aux occupations très importantes. Je suis hôte d’étage. À la manière d’un majordome, je dois exécuter sans sourciller ni discuter les tâches que les porte-cravates de ce niveau seraient amenés à me confier. Cela pourra aller de : brancher une prise réseau à aller chercher une voiture au garage. Essentiellement, ce sera surtout indiquer le numéro et l’emplacement d’un bureau ou d’une salle.
J’acquiesce mollement. Je me sens absent. Le lieu et l’occupation me semblent tellement loin de ce à quoi je peux aspirer que j’ai du mal à garder prise avec la réalité. Tout est si artificiel, jusqu’aux vêtements qu’on m’oblige à porter que je ne me sens que lointainement concerné, comme télécommandé.
La supérieure s’en va. Elle a d’autres étages, d’autres robots à briefer. Il nous reste quelques minutes avant que notre noble tâche ne commence vraiment. Je me lève, abandonnant mon gobelet derrière le comptoir, et vais me planter devant la vitre. Dans mon dos, ma camarade papote. J’ignore si elle s’adresse à moi ou si elle soliloque. Peu importe, je n’écoute pas.
Vingt étages jusqu’au sol. La vue est impressionnante à défaut d’être belle. En bas, des fourmis humaines tracent des trajectoires d’apparences aléatoires sur le parvis. Cela renforce mon image d’un cimetière pour géants. Je me prends à respirer plus fort, comme si mon corps tentait d’aspirer l’air frais qui se trouve de l’autre côté. Je n’avale que de l’air stérile. Je soupire. Mes yeux parcourent les façades aveugles malgré les centaines de fenêtres. On ne ressent rien de vivant dans ce paysage.
Mon regard revient au sol. Je me demande fugacement combien de temps durerait une chute depuis cet étage. Trop longtemps pour l’esprit humain, j’imagine. À quoi peut-on bien penser pendant ce temps-là ? Je me souviens d’une nouvelle de Buzatti racontant comment, par un procédé divin, un auteur de théâtre ligoté devant un peloton d’exécution se voit accorder que tout se fige pour lui laisser la possibilité d’écrire dans sa tête sa dernière pièce. Une fois celle-ci achevée, le temps reprend son cours, et les balles le frappent. J’avais trouvé ce texte à la fois magnifique et déprimant. Est-ce que j’aurai le temps d’écrire un roman si je sautais ?
Mais c’est inenvisageable. On m’a expliqué qu’à cause de la pression à cette hauteur, il est impossible d’avoir des fenêtres ouvrantes. Je me dis qu’en fait, c’est aussi peut-être pour empêcher les gens de sauter. Dans ce monde si artificiel, si minéral, si hypocrite, ça semble alors très attirant. Tester si l’on est encore vivant de la manière la plus sûre qui soit.
Un toussotement m’arrache à mes rêveries. Ma camarade me fait un signe de tête. L’ascenseur s’ouvre. La journée commence.