Allongé sur mon lit, je contemple le rien du plafond. L’obscurité baigne le monde qu’est ma chambre. Les rideaux sont tirés, je distingue pourtant les contours des choses qui sont autour de moi. La faible lueur citronnée d’un appareil allumé peinture timidement les surfaces de tâches et d’ombres.
Le sommeil est en retard, absent du moment. Les yeux pleins de presque rien, et les oreilles chaudes du bruit assourdissant du silence, j’attends, sans bouger qu’en moi s’éteigne cette vigilance inutile.
Au loin, un train passe.
J’entends son cri qui déchire le calme de la nuit. Rugissement métallique qui gronde comme un chat à la fois furieux et quémandeur, il vient emplir mon écoute attentive et assoiffée d’entendre.
Un train passe, grand ruban solitaire coupant le mystère d’un espace assourdit de noir, serpent mécanique qui ne cherche rien, qui ne désire rien, mais qui dit sa présence fuyante.
Il est loin de moi, sa fureur automatique résonne au travers du ciel endormi avec l’écho d’un calme nocturne. Je ne le vois pas, mais mon esprit m’y projette. Glissant comme par un effet fantastique, mon être d’imagination franchit la haie du jardin, noir muret foisonnant de herses feuillues. Derrière s’étend un tapis de mousse ténébreuse qui ne se devine que parce que la voilure céleste lui jalouse son obscurité.
Entre les deux, un train passe.
Toujours le même ? Oui, toujours. Il ne peut en n’être qu’un, il est tous les trains de nuit de la Terre. Fissurant le monde en deux, ses ponctuations lumineuses scandent leurs poinçons qui fondent en une sarisse d’air luisant : feu pâle et éphémère qui accompagne le rugissement rassurant du reptile artificiel.
Je sens la pesanteur de ma couche caresser mon corps endolori de veille, mais mes yeux de songe traversent les immensités de nature apaisée, à la poursuite de la bête ferroviaire enfuie. La terre est molle de pluie au repos, le ciel est doux de nuages en promesse.
Un train passe, et moi le passager.
À bord de ce tube fantastique, quelqu’un appuie le front, fiévreux de questions futiles et envoûtantes, contre le glacis interface entre le dedans et le dehors, entre la nuit irréelle et le miel luminescent qui est le sang et l’ichor du train.
Transporté, enlevé, alors que mes muscles ont la conscience du sommeil à conquérir, je sens la vibration sourde et profonde qui remonte jusqu’à moi. Le rythme heurté, la hachure métallique sont engourdis par le fauteuil lymphatique dans lequel je-passager suis avachit, la tête contre le verre aveugle. Ce miroir noir où ne filtrent que les lueurs fortuites d’éclats de vies éphémères et rappelés à l’oubli obscur sitôt traversé.
Mon regard est empli des éclaboussures safran et abricot du décor de théâtre inversé de mon voyage immobile, au premier plan duquel mon visage, gravé de glace et de torpeur se creuse d’yeux absents. Le voyage se déroule à l’infini du rail, car il est tous les voyages.
Un train est passé.
Mon corps git. Mes yeux fixent. Le bourdon grave du reptile longiligne géant s’engourdit au lointain. Le spectre de ma fuite vagabonde toujours entre ciel et nuit.
La plaine, à peine entaillée par le passage du train, accepte les couleurs d’une aube encore à venir. Dans le sillage du train s’écoule une quiétude inquiète. Le coton nébuleux cendreux des tapis de fléoles, de cirse ou de prêle s’est éveillé au ciel qui pâlit, et s’en révèle son appui.
Sur les murs de ma chambre, la flavescence sale s’érode et se dilue dans un gris boueux. Je suis là, tout entier.
Une nuit passe.
Écrit le 17 septembre 2021, à Aix en Provence, quelque part entre une et deux heures du matin
Photo de James Wheeler provenant de Pexels